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Le Human Centered Design pour comprendre les usages et besoins de la santé menstruelle au Sénégal

Contexte et défi de design

 

Au Sénégal, la majorité des jeunes filles ne sont pas bien préparées à accueillir avec sérénité leurs premières règles . Les difficultés rencontrées viennent principalement:

 

  • du poids des tabous – Dans  le cercle familial et social, les règles sont souvent considérées comme quelque chose de sale et honteux. 
  • Les jeunes femmes ne savent pas avec qui en parler lorsqu’elles ont des questions.  L’attitude de leur entourage leur procure un sentiment d’insécurité: elles n’osent pas aborder ces sujets avec eux.  Donc, elles préfèrent en parler avec leurs amies – ce qui peut créer un risque de transmission de croyances et  d’informations souvent erronées. 
  • des difficultés d’accès à l’information sur le cycle menstruel.
  • un manque d’accès aux protections menstruelles de qualité et à des prix abordables.
  • un manque de toilettes décentes et sécurisées dans le lieux publics, y compris les écoles 
  • un manque d’informations et de services pour aider à gérer les douleurs ou inconforts liées au cycle menstruel. 

 

Dans le but de mieux accompagner les jeunes femmes dans cette étape très importante de leur vie, l’entreprise sociale ApiAfrique fondée en 2017 a fait de la gestion du cycle menstruel une priorité en développant :

 

  • une gamme de produits d’hygiène sains et durables pour les femmes et les bébés – en particulier les serviettes menstruelles et les couches pour bébé lavables en coton bio.
  • le programme d’information sur le cycle menstruel “Changeons les règles

 

Le manque d’accès à des informations justes et fiables sur le cycle menstruel ainsi que les difficultés à prévoir la venue des règles et donc de se préparer en conséquence sont des problématiques centrales. Logiquement donc, au vu de l’utilisation, par  cette cible, des outils digitaux, les réflexions se sont orientées vers la création d’une application mobile plus accessible aux jeunes filles.

 

Dans cette optique, en 2021, Api Afrique, dans sa volonté de  mieux toucher les jeunes femmes, établit un partenariat avec IT4Life, entreprise de services numériques qui accompagne les structures de l’économie sociale et solidaire dans leur transformation digitale. Ensemble , ils contactent  YUX, agence pan-africaine de design et de recherche pour constituer un consortium avec d’une part  la  Dakar Institute of Technologie  et d’autre part IDinsight. Ce consortium sera lauréat de l’appel à projet “Fit for the future 2021” de la Fondation Botnar pour le changement d’échelle du programme initié par ApiAfrique. 

 

Partant de là, le processus de création de solutions adaptées et centrées sur l’humain est lancé. Cet article décrit l’approche human-centred design, coordonné par YUX , pour le changement d’échelle de Changeons les règles.

 

L’approche Human Centered Design

 

YUX, dont l’ambition est  de démocratiser le design et de co-créer avec les utilisateurs africains des produits et services numériques adaptés à leur diversité, a mis en place l’approche de Human Centered Design (HCD) avec les principes directeurs suivants :

 

  • une méthodologie itérative 
  • impliquant des équipes multidisciplinaires 
  • guidée par la compréhension explicite des utilisateurs
  • une évaluation centrée sur l’humain. 

 

Le HCD  appliqué dans le projet Changeons les Règles s’est déroulé selon les étapes suivantes:

 

1.Planification

 

Dans la recherche centrée sur l’humain, une des phases cruciales est la planification. C’est le moment où l’on doit décider avec le consortium de la timeline et de l’aspect logistique du projet. C’est le moment où l’équipe cœur du projet est identifiée et où l’on assigne les tâches et les dépendances entre les équipes. C’est aussi le moment de discuter des différents canaux de communication pour collaborer, ainsi que des deadlines et des livrables. Cette étape, si elle est négligée, peut être lourde de conséquences sur le déroulé du projet. 

 

2.Exploration

 

La problématique principale de recherche était de comprendre comment les jeunes femmes gèrent leurs périodes menstruelles, les facteurs influençant cette gestion et les impacts sur leur vie. Cette recherche s’est faite sous le format d’interviews individuelles non directives. 

 

Dans ce cadre, nous avons déroulé 12 entretiens d’environ une heure avec 6 jeunes femmes âgées entre 15 et 20 ans et 6 autres âgées entre 21 et 24 ans, toutes lettrées et scolarisées. Les entretiens ont été menés entre Dakar et Mbour. 

 

Pour mettre les jeunes femmes en confiance, nous avons créé un” safe space”.Le safe space est un endroit aménagé pour que les personnes puissent se sentir à l’aise et en confiance pour parler de sujets qui les intéressent. Tout est mis en œuvre pour installer un climat de confiance mutuel, le choix de l’environnement est certes important mais plus que ça, il faut trier sur le volet les personnes avec qui la cible doit interagir. Dans ce “safe space”, les jeunes femmes  ont pu décider des différents sujets qu’elles souhaitaient aborder en ayant confiance – ces sujets les concernant tout particulièrement.

 

Le temps passé à  les accueillir, les mettre à l’aise, à introduire le sujet et l’objectif des interviews fut précieux afin d’aboutir à  la confiance et la volonté des jeunes femmes  de faire de ce sujet le leur. 

 

Le but des entretiens était d’établir des thématiques tout en  suivant l’élan naturel des jeunes femmes à nous raconter ce qui était important pour elles. Nous nous sommes intéressés en premier  lieu au profil général de la jeune femme, à son contexte familial et à son usage du digital. Par la suite, il s’agissait de la guider sur les souvenirs de ses premières règles: savoir si on l’y a préparé ou pas, identifier son cercle de confiance mais aussi savoir quelles informations sont importantes pour elle à ce stade. 

 

Enfin, nous avons abordé la gestion actuelle de sa santé menstruelle avec un focus sur les sources d’informations privilégiées et les personnes de confiance. De là , nous avons répertorié les différents types d’informations et les formats de transmission les plus adéquats. 

3.Définition

 

Ces interviews ont été riches d’informations. Suite à une première analyse, nous avons identifié 4 profils de jeunes femmes: 

 

L’ingénue : Qui en sait le minimum mais pense que “c’est la honte” de vouloir en savoir plus. Elle perdrait alors le statut de “bonne fille” si elle cherchait à en savoir plus. 

 

La grande sœur : Qui ne veut pas que ses cadettes passent par le même chemin qu’elle. Elle a besoin de partager son expérience pour aider. 

 

La préparée  : Qui est très à l’aise avec le sujet. Elle cherche à interagir, à échanger avec ses pairs et des professionnels.

 

Celle qui croit en savoir assez : Qui pense avoir fait le tour de la question et ne s’attend pas à être surprise s’il lui reste des choses à découvrir, elle n’en a pas conscience.  

Key insights 

 

 

Voici quelques enseignements qui synthétisent les retours d’entretiens :

 

 

a) L’entourage a une forte influence sur la perception des règles par les jeunes femmes. Les filles qui sont issues de famille où elles peuvent poser des questions au sujet des règles sans contrainte, font par conséquent,  plus de recherches sur la question et vivent mieux cette période. 

 

 

Elles subissent quand même la pression de la chasteté, une fois les règles venues, une rengaine devient familière : “Ne t’approche pas des garçons sinon tu tomberas enceinte.” 

 

 

Ces paroles constituent non seulement un stress mais ont en plus un impact sur la confiance des jeunes femmes envers les garçons dans un environnement qu’ils partagent. Nervosité et parfois agressivité peuvent s’inviter dans les relations. 

 

 

b) Les jeunes femmes commencent à utiliser un téléphone dès leur enfance puis ont leur propre téléphone à l’adolescence. Même si certaines d’entre elles commencent avec un téléphone à touches, la transition vers le smartphone se fait assez rapidement. Elles sont très autonomes sur les réseaux sociaux et les applications mobiles de manière générale. Pour certaines, la meilleure source d’information sur les règles et la santé menstruelle reste le moteur de recherche Google. 

 

 

c) La plupart des jeunes femmes ne sont pas préparées à la venue des premières règles. Le manque de préparation est vécu comme un handicap, un mélange d’incompréhension et de honte d’en parler. Les plus curieuses cherchent à en savoir plus et à comparer leurs expériences avec celles de leurs amies. 

 

 

Cependant, pour une bonne partie d’entre elles, la meilleure manière de faire reste de s’en tenir à ce que leur mère, leur tante ou leur grand mère leur disent. 

 

 

Ces jeunes femmes n’ont pas conscience du manque d’information et sont juste gênées d’être curieuses. Elles ont peur de passer pour la jeune femme qui veut se liberer sexuellement et non tout simplement la jeune femme qui s’informe sur son corps.

 

 

d) Les informations que les jeunes femmes récoltent autour d’elles impactent leur gestion menstruelle. Les mythes, légendes et informations erronées se disputent souvent la palme. Pour les jeunes femmes, tout ce que la famille proche et les copines disent est vrai. Peu d’entre elles comparent avec d’autres sources avant d’appliquer. 

 

 

e) La plupart des jeunes femmes  pensent qu’elles ont un rôle à jouer dans la préparation des plus jeunes à la venue des règles.  Elles estiment qu’il est inadmissible de laisser les plus jeunes vivre les premières règles sans personne pour leur en parler avant. Pas question que ce qui leur est arrivé comme manque d’information et d’accompagnement se perpétue chez les plus jeunes, quitte à ce qu’elles jouent elles-même le rôle de grande sœur dans ce cadre.. 

 

 

4. Idéation 

 

 

Fort de ces enseignements sur la pertinence d’une application mobile pour informer et accompagner les jeunes femmes sur la santé menstruelle, nous avons organisé des sessions de créativité  avec le consortium Changeons les Règles  afin de générer les différentes fonctionnalités qui semblaient répondre aux besoins des utilisatrices. Par le biais d’arbre à problème, de brainstorming et de matrice de priorisation, nous avons fait ressortir des fonctionnalités à tester avec les utilisatrices. 

 

 

Suite à celà, 2 ateliers de co-créations ont été menés avec des adolescentes et jeunes femmes à Dakar et Mbour pour avoir une diversité de profils. Un exercice de tri de cartes a été réalisé avec les jeunes femmes pour tester la compréhension et la pertinence des fonctionnalités, les améliorer et en créer de nouvelles.  Une fois toutes  ces cartes triées, les jeunes femmes les ont priorisées selon leur besoin et ont construit  ensemble l’architecture de l’information de l’application en veillant à ce qu’elle soit adaptée à leur besoin. 

5. Prototypage et les tests

Partant de cette vision des utilisatrices, nous avons prototypé sur Figma une maquette low fidelity pour tester la pertinence, la compréhension des écrans ainsi que la navigation naturelle des utilisatrices. Ces premiers tests ont été réalisés avec 7 jeunes femmes à Dakar. 

Les retours de test ont été agrégés en un document synthétique avec des recommandations ciblées – ce qui a permis une itération pour améliorer le prototype et partir sur le design d’interface. Le UI a donc fait évoluer le prototype en associant les éléments graphiques, le logo, une hypothèse de wording ainsi que le look & feel de l’application.

Puis, une autre série de tests utilisateurs a été réalisée avec 9 jeunes femmes entre Dakar et Mbour pour valider nos idées et propositions.  La récurrence et la pertinence du point de blocage  a été mesuré en groupe pour juger à quel point il impactait l’expérience utilisateur. Une priorisation des retours de 0 (pas de problème d’utilisabilité) à 5 (problème d’utilisabilité urgent) a été réalisée puis  suivie de recommandations pour une meilleure expérience utilisateur. Cette priorisation a permis  au designer d’identifier les points sur lesquels il est urgent de se focaliser pour une prochaine version. 

Enfin, fort de ces derniers retours, une dernière itération a été faite avec le consortium pour implémenter les derniers retours et partager tous les éléments du design dont  le design system et le prototype high fidelity pour que l’équipe de développement puisse prendre en charge de manière fluide et coordonnée le prototype. 

Résultats et enseignements 

Sur ce projet, deux aspects ont été particulièrement impactants : 

  1. L’implication des jeunes à toutes les étapes du projet: collaborer avec les jeunes filles dans des projets qui les concernent est un moyen efficace de garder en vue leurs besoins, de les accompagner et de les habituer à la prise de décision mais aussi de leur inculquer des process inclusives et innovants pour relever des défis et répondre à des problématiques qui les concernent.
  2. Impliquer des partenaires peu familiers au processus HCD est une belle manière de sensibiliser à l’utilisation de nos outils.  Dans un premier temps pour comprendre les problématiques et contexte et prendre en compte les besoins pour l’élaboration de solutions. Dans un second temps, fidèle à notre ambition, pour démocratiser le design dans l’espoir que ces partages de méthodologies sèment les graines pour plus de projets centrés sur l’humain et que la création s’inspire au mieux des besoins. 

Article rédigé par Aissatou DIONE (YUX)
Photo : Animation de lancement de l’application WeerWi (crédit : CLR)